Le Courrier : Privés du droit à l’identité

Emmanuelle Hazan

LIBAN • L’adoption n’est pas réglementée au Liban. A l’occasion de la Journée des droits de l’enfant, une association libano-suisse veut faire bouger les choses.

Ce sont des voix d’enfants qui veulent savoir d’où ils viennent, qui sont leurs parents et comment ils ont été abandonnés. Les adultes qu’ils sont devenus aujourd’hui racontent des histoires complexes de séparation, de quête d’identité et de construction de soi. Ces voix se feront entendre le 20 novembre prochain à Beyrouth, dans un spectacle de textes, poèmes et musique, intitulé And She Flew Away, pour le lancement d’une campagne en faveur du droit aux origines pour les enfants séparés de leur famille. Un workshop d’une journée avec des intervenants sociaux locaux et internationaux est aussi programmé.

A l’origine de cette initiative, l’ONG Badael (Alternatives) a voulu ouvrir le débat sur cette thématique très sensible et peu reconnue au Liban: le droit aux origines pour des milliers d’enfants abandonnés, puis adoptés ou placés dans des institutions. Car la demande est là: depuis une dizaine d’années, des centaines de ces «invisibles», comme ils se définissent, reviennent au Liban pour tenter de trouver une réponse à leurs questions. On évalue la totalité des enfants libanais adoptés à l’étranger depuis les années 1960 à près de 10 000. Badael a reçu en deux ans plus de 300 personnes, venues du monde entier, notamment de Suisse, pour rechercher leur origine. La plupart du temps sans succès.

Absence de loi
Car au Liban, l’opacité règne. Le pays ne dispose en effet d’aucune législation civile pour réglementer les placements d’enfants et les adoptions, ces dernières étant régies par les lois religieuses de chaque communauté. D’autres facteurs contribuent également à cette opacité: la guerre civile qui a ravagé le pays et déstructuré les institutions, la pauvreté, la stigmatisation sociale et culturelle des naissances hors-mariage et la discrimination dont sont victimes les femmes – au Liban, elles ne peuvent transmettre la citoyenneté si elles ne sont pas mariées.

Cette situation alimente évidemment le trafic d’adoptions illégales – et du même coup la falsification des actes de naissance – souvent très lucratif pour de nombreux intermédiaires.

Dirigée par Zeina Allouche, une activiste libanaise des droits de l’enfant qui œuvre depuis plus de vingt-cinq ans dans le monde arabe pour l’UNICEF et SOS Children Village, l’ONG Badael est également l’œuvre d’une jeune Suissesse, Dida Guigan, adoptée au Liban pendant la guerre civile par une famille suisse qui l’a toujours soutenue. La quête de Dida, aujourd’hui musicienne, a duré dix ans mais s’est soldée par une victoire: elle a pu retisser les fils de son origine et retrouver sa mère biologique qui avait finalement émigré... en Suisse!

«J’ai investi une énergie énorme et une partie de ma vie pour trouver la vérité, explique Dida. Le fait d’être parvenue à recomposer mon histoire m’a donné le besoin de m’engager. Tout ce que l’on m’avait raconté s’est révélé être un mensonge. Comment voulez vous construire sur un mensonge?»

Droit international reconnu
Ses documents de naissance présentés comme falsifiés se sont révélés vrais, l’explication donnée au Liban sur son abandon était fausse: sa mère – célibataire – avait tout fait pour la garder en venant accoucher dans un hôpital, mais les médecins libanais, par intérêt financier ou simplement pensant bien faire, l’ont poussée à la donner en adoption.

«Notre objectif principal est une loi civile qui régisse tous les placements d’enfants, qu’ils aboutissent à une adoption ou un placement en institution, explique Zeina Allouche. Et que cette loi tienne compte des besoins spécifiques de l’enfant selon ses circonstances familiales. Mais aussi qu’elle intègre le droit d’être enregistré légalement et d’avoir accès à ses données personnelles1

Rolf Widmer, directeur du Service social international (SSI) à Genève, connaît bien la problématique libanaise et soutient la démarche de Badael: «C’est un travail difficile mais essentiel. Il faut que la loi change. Le SSI a déjà suivi près de cent cinquante demandes de recherche d’origine depuis la Suisse. Il est normal de vouloir connaître son histoire.»

En partenariat avec The Legal Agenda, une ONG qui veut soutenir les réformes juridiques dans le monde arabe, Badael espère bien faire évoluer les mentalités au Liban. Et ses projets ne s’arrêtent pas là: la création d’un espace pour accueillir et soutenir les mères enceintes en difficulté est déjà prévu, ainsi qu’un accompagnement en cas de décision de séparation. «Et une maison d’accueil pour ceux qui veulent trouver leur véritable histoire, précise Dida Guigan. Parce que le processus de recherche est aussi important que le résultat obtenu. Et dans ce chemin, on se construit aussi.»